CHAPITRE XVI
Chroniques mytanes (extraits).
« Le journal de Jeury de Lande-Isle. »
Nous avons mis en commun tout ce que nous savons, réellement tout, même nos ignorances. C'est incroyable ce qu'un cerveau peut contenir ! Je ne dis pas que nous avons aujourd'hui de quoi reconstruire une civilisation satisfaisante, mais avec ce matériau, les générations à venir retrouverons petit à petit ce dont la défection de l'Empire nous a privés et ce que Mytale nous interdit. C'est peu, bien sûr, par rapport à ce qu'ont conservé les evres, mais finalement, leur suffisance et leur mégalomanie les affaibliront proportionnellement à notre croissance.
En dépouillant nos « mémoires individuelles » pour les analyser, les synthétiser et les stocker, nous nous sommes aperçus que nous connaissions parfaitement Alpha Point ; si bien, même, qu'avec un peu de préparation, nous pourrions déstabiliser l'oligarchie. J'ai proposé qu'à chaque génération nous formions une poignée « d'illes » (décidément, je ne m'y fais pas) à l'exploitation du potentiel endormi du Générateur N-17. Ils s'en serviront si – et seulement si – notre intégrité est remise en question par leur maudite Citadelle…
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Cela la prit comme une envie de pisser : une petite gêne au début, une très légère pression qu'elle atténuait en changeant vaguement de position, qui devint une incommodité revenant chroniquement et perturbant son confort intellectuel, pour finalement aboutir à la sujétion la plus impérieuse. Sans la moindre innocence, cela coïncida avec la visite de Ronan-chessma : depuis qu'elle avait rencontré Sehang, le braine venait la voir chaque fois que Nadija était absent. Audh n'était pas dupe, mais elle n'y pouvait rien, et sa compagnie la distrayait.
— Selon vous, qui les connaissez bien tous les deux, demanda-t-elle à l'improviste, qui de Sehang ou Nadija est le plus fin stratège ?
La question étonna le braine. Il savait qu'elle devait venir, mais il ne l'attendait pas sous cette forme.
— Sehang, sans l'ombre d'un doute, répondit-il, avec ce qu'il fallait de retard pour relancer la curiosité d'Audham.
— Alors en quoi Nadija lui est-il supérieur ?
Ronan sourit. L'appât avait pris. Elle formulait sa seconde interrogation sous la forme qui l'intéressait, lui.
— Nadija n'a pas de finalité. Beaucoup d'objectifs, mais pas de finalité. Il peut donc agir seul et atteindre, tout aussi seul, ses objectifs un à un. Sehang œuvre depuis des siècles à la réalisation d'une ambition qui nécessite plus que son seul potentiel. En outre, Nadija fait ce qu'il sait faire, alors que Sehang essaie de faire faire aux autres ce qu'ils n'ont pas l'envie ou les moyens de faire.
— Cela ne ressemble pas à ce que je connais de l'un et l'autre.
— Alors vous ne les connaissez ni l'un, ni l'autre.
L'envie était oppressante, mais quelque chose s'efforçait encore de l'amoindrir. Audham passa outre.
— Très bien, montrez-moi.
Ronan scruta ses yeux pour essayer de déterminer la qualité de ce revirement, mais leur froideur ne lui révéla rien. Il ne lui restait qu'à se fier au jugement de Sehang.
— D'accord, suivez-moi.
Six niveaux en dessous, il lui découvrit une porte et un escalier qu'elle ne connaissait pas. Le battant était masqué par une tenture, les degrés descendaient en colimaçon étroit avec, pour tout éclairage, la lumière provenant de rares et minces fentes pratiquées dans le mur nord : le colimaçon devait se situer sous le parapet de la terrasse, face à le mer Foliale.
— Il existe huit escaliers de cette sorte, qui descendent jusqu'au premier sous-sol. (Ronan jouait au guide.) Plus un, beaucoup plus large, qui démarre à cet étage.
À partir de là, ils croisèrent une porte à chaque niveau, Ronan les ignora jusqu'à la dernière.
— Nous sommes en sous-sol, annonça-t-il.
Ils ne rencontrèrent personne, mais le contraire eût été surprenant dans les galeries et les escaliers que le braine leur faisait traverser. Ils s'étaient encore enfoncés dans les fondations de la Tour de deux ou trois niveaux lorsque la visite commença réellement.
D'abord, ils franchirent une passerelle, suspendue cinq mètres au-dessus d'une grille qui couvrait entièrement une salle de cinq ou six cents mètres carrés. Cette pièce était subdivisée en cellules minuscules, dont chacune emprisonnait quatre hiumes.
— Cobayes frais, jeta négligemment Ronan. Les geôles suivantes sont plus… éducatives.
Ils passèrent de salle en salle, toujours par des passerelles ou sur les chemins de guet qui les surplombaient.
— Premiers et seconds traitements, présentait le braine. Leur état est encore tolérable… Ah ! Ici, ce sont des enfants… Six à neuf ans. Pas encore slaves mais… Venez, nous allons descendre un peu.
Il guida Audh jusqu'au niveau des cellules et commença à lui montrer l'horreur. Et chaque salle et chaque étage franchissaient un degré dans l'échelle de la monstruosité. Audham vit les mutilations, les aberrations, les tortures infligées à titre scientifique à des êtres humains, des gosses pour la plupart. Elle vit les résultats effroyables de la mutagénie à outrance pratiquée par les chercheurs braines sur des individus dont l'humanité n'était même plus un souvenir. Elle vit les bauges dans lesquelles un fleuve de déchets puants se répandait comme une lave. Elle vit les « cobayes » s'en nourrir, allongés sur les dalles humides, la tête entre les barreaux, lapant comme de vulgaires animaux. Elle vit des dizaines de morts, des centaines d'agonies, des milliers de souffrances et elle pleura en criant, elle pleura en se lacérant les cuisses des ongles, elle pleura en vomissant, mais Ronan ne la gracia pas.
— Le centre de reproduction. (Il désignait une porte en contrebas, au bout d'un couloir.) Un bordel gratuit, si vous préférez, où les hautes castes viennent baiser de l'a-mute… mais ne croyez pas que cela s'arrête au viol : à la demande de Iodeki, Nadija y entretient des salles spéciales pour l'assouvissement de toutes les déviations sexuelles. Souhaitez-vous…
— Non !
— Je comprends. J'ai moi-même du mal à supporter cette… (Il y avait beaucoup de haine dans la voix de Ronan, une haine âgée qui, tout à coup, se frayait un chemin dans sa contenance pour se substituer à son ton doctoral.) J'espère que vous commencez à vous réveiller, Audham En-Tha ! Parce que je m'étais juré de ne jamais redescendre ici. (Il se calma de deux longues inspirations.) Je ne peux pas tout vous montrer. Trop de choses sont inaccessibles, ou cela nous ferait prendre trop de risques, mais il y a encore un aspect des recherches de Nadija que vous devez voir.
Audh ferma les yeux et approuva de la tête, puis une idée la traversa.
— Bon sang, Ronan, Nadija doit m'espionner en permanence ! Il sait que je lui ai échappé, maintenant…
Dans le clair-obscur, elle vit le chessma sourire.
— Nadija doit être fort ennuyé. Si tout se déroule comme prévu, il se trouve avec Iodeki et d'autres evres en train de diriger, à grand-peine, la répression d'un assaut rebelle particulièrement violent.
— Rebelle ?
— Vos amis tiennent une partie de la Cité. Pas pour longtemps, je le crains, mais cela perturbe beaucoup certains evres. À l'instant où vous avez émis le désir de… de voir tout ça, ils se sont rués contre la Citadelle…
— Les mouchards de Sehang !
— Oui.
— Il veut vraiment renverser la synarchie ?
— Oui. (Ronan décida de répondre à ce qu'elle allait demander avant qu'elle n'émît la question :) Sehang a des prétentions humanitaires et il est las. C'est un allié récent mais solide… De toute façon, je doute que nous arrivions à quoi que ce soit. Pas vous ?
— Pas moi, mentit Audham.
Elle se demandait qui englobait ce « nous » pour le chessma, et la signification qu'elle pouvait lui donner.
Ils commencèrent à remonter et, manifestement, les galeries et les escaliers dans lesquels Ronan la guidait n'étaient pas connus de tout le monde.
— Iodeki a truffé la tour de passages secrets, expliqua le braine, devant l'énervement qui croissait en Audham à chaque toile d'araignée se collant à son visage. La plupart, sans être oubliés vraiment, sont laissés à l'abandon depuis des siècles. Nadija ne les connaît pas.
Lui devait tout de même les avoir pratiqués plusieurs fois, car il n'hésitait jamais et n'usait de sa lampe à tan que pour éclairer sa progression à elle.
— Je suis resté quelques années en disgrâce, commenta-t-il. Ce labyrinthe me servait de refuge. C'est là que j'ai appris la sournoiserie. Vous me trouvez sournois ?
— Pourquoi Nadija vous a-t-il laissé en vie ?
Ce n'était même pas de la méfiance. Audham pressentait des arrangements et des arcanes plus tortueux que le braine.
— Nadija est persuadé que je suis son seul ami.
— Il sait que vous le trahissez ?
— Il sait que j'ai toujours trahi tout le monde sauf lui et que je veux Iodeki, coûte que coûte.
— Iodeki ?
— Une vieille rancune. Cela ne vous concerne pas.
— Je ne comprends rien à vos jeux de zizanie, de fidélités relatives et de franches trahisons, Ronan. (Audh ne pouvait pas être plus sincère.) Qu'est-ce que je fais au milieu de tout ça ?
— Vous êtes l'outil de tout le monde. (Il s'arrêta si sèchement qu'elle faillit buter contre lui. Il se retourna et éleva la lampe entre leurs visages.) Que vous disparaissiez ou non, votre destin est scellé, Audham, du moins tant que vous en ignorez l'enjeu, les enjeux. Alors n'essayez pas d'en apprendre davantage, vos ennemis comme vos amis ont besoin de votre cécité.
Et merde ! Audh était définitivement sortie de sa torpeur. Il ne croit tout de même pas que je vais continuer à me laisser mener par le bout du nez !
— Allez-vous faire f…
— Chut, à partir de là, c'est dangereux.
Ronan fit carrément basculer un pan de mur. Ils se retrouvèrent dans un couloir très sombre balayé par un courant d'air humide et glacé.
— Le système d'aération s'est détérioré, expliqua-t-il. Nous sommes à la hauteur des véritables prisons, dans un conduit que chaque prisonnier aimerait connaître, parce que d'ici, il n'y a jamais eu la moindre tentative d'évasion. Les geôles de la Tour sont définitives.
En fait, ils étaient un peu au-dessus des cellules, dans le plafond. Ronan s'arrêta après un petit cérémonial mystérieux.
— Là. J'ai déjà fait l'essentiel du travail, mais il reste le plus dur et mes muscles en sont incapables. (Il ramassa une barre à mine dans l'angle du mur et la tendit à sa compagne.) Il y a un interstice, ici, glissez-y…
— J'ai compris.
Audham enfonça le levier entre deux dalles et tira vers elle ; une des pierres, descellée, se souleva ; Ronan y glissa un coin. Ils recommencèrent trois fois l'opération, et Audh put dégager la dalle. Dessous, il y avait une espèce de plâtre.
— Il devrait casser facilement, avança le chessma.
Audh donna quelques coups avec la barre à mine et le plâtre – le plafond d'une cellule – céda, s'écroulant sur un Seddhi affaibli et médusé.
— Audh-ille ! s'égaya-t-il.
Hisser les deux cent cinquante kilos du warsh ne fut pas une entreprise agréable, même avec la corde que Ronan cachait sous sa tunique, mais après plusieurs minutes d'acharnement, Seddhi réussit à accrocher une dalle du bout des doigts et acheva de se tracter dans le conduit. D'abord, il serra si fort Audham contre lui qu'il faillit la briser, puis il découvrit le braine et explosa d'une colère noire.
— C'est lui qui m'a donné aux sys ! hurla-t-il en se jetant sur le chessma, tandis qu'Audh s'efforçait de le retenir et, à défaut, de le calmer.
— Ne te plains pas, se défendait Ronan. Sans moi, tu serais mort, et cela t'a permis de passer quelques jours à l'abri de tes chasseurs…
— Quelques jours !
Seddhi fulminait, mais il se plia aux exigences d'Audham et consentit à remettre le décès du braine à une date ultérieure.
Ronan n'avait plus qu'une chose à dévoiler. Il le fit presque immédiatement, quand ils parvinrent au bout du conduit, en déplaçant quelques pierres.
— Voilà. (Il avait révélé une série de cages étroites.) Seize ksins presque complètement asservis à Nadija. Les derniers survivants… Ils étaient trente-quatre au départ, avec huit illes. Les illes sont morts depuis longtemps…
— Je sais, coupa Audham. Sehang m'a… (Elle manqua s'évanouir, tant le souvenir de son allégeance à Nadija était oppressant.) Vous avez dit presque…
— Pour briser l'empathie de l'espèce, Nadija les a contraints à créer un gestalt entre eux. (Ronan commençait à replacer les pierres. Audh l'en empêcha. Il secoua la tête d'un air de reproche.) Ils sont mourants : ils s'entraînent mutuellement dans un suicide mental, c'est tout ce qu'ils ont trouvé pour résister aux mystes.
— Alors il a échoué.
— Non. Ceux-là n'étaient encore que des expériences… Maintenant, il sait comment contrôler un ksin. Venez, nous ne pouvons rien pour eux ; du moins pour l'instant.
— Je refuse de les laisser.
— Bon sang, Audham ! Êtes-vous bien consciente de ce qui se produit en ce moment ? (Ronan était furieux.) Des centaines de milliers d'hiumes, de braines, de mystes, de beeses et d'a-warshs se sacrifient pour que je puisse vous réveiller. Ils ont déclenché une guerre perdue d'avance pour que vous mettiez un terme aux exactions de Nadija. Tenez ! (Il lui tendait une batterie neuve pour le laser.) Je ne sais pas si vous aurez un soupçon de chance d'en user, mais essayez au moins !
— Ridicule, soupira Audham pour éviter d'avoir honte. Il contrôle chacun de mes nerfs.
Ronan replaça les pierres, et elle ne l'en empêcha pas.
— Il n'en a pas le temps, et il l'aura de moins en moins. (Sa voix souriait tristement.) Ce soir, la Cité va s'enflammer d'un feu qui occupera toute la Citadelle, warshs, mystes et evres compris. Si vous parvenez à ne pas penser consciemment au laser, il se concentrera sur autre chose.
— Moi, je pourrais le tuer, s'immisça Seddhi.
— Sûrement pas, nia Ronan. D'autant qu'il va vous falloir m'aider à faire entrer des illes ici, Seddhi, mon ami.
— Je ne suis pas ton ami.
— Fais ce qu'il te demande, appuya Audham.
Elle eût aimé pouvoir dire le contraire.